J’ai rencontré un musicien dans le métro en courant vers l’église St Gervais pour une veillée de prière, « Veilleurs de Semeurs », hier soir. J’étais très en retard et j’ai passé devant lui sans m’arrêter. Il s’est appuyé sur le mur la tête en bas, accroupi, presque le nez par terre.
Un amplificateur, une trompette et un mince sac polyester très sale attaché sur son dos, il représentait toutes les misères d’une vie abîmée, déchirée, ruinée jusqu’au fond de son corps. Personne ne le regardait. Il était là comme un homme-poubelle. J’ai finalement arrêté de courir et je suis retourné à l’endroit où il était. Je me suis approché de lui et j’ai posé ma main sur son dos. Je lui ai parlé : « Vous allez bien? Vous avez besoin de quelque chose? » Il a répondu : « J’ai rien mangé. » Ses yeux n’avaient presque aucun signe de vie. Il était au bout de sa souffrance.
Je suis allé tout de suite à la machine de vente automatique sur le quai mais je n’avais pas de monnaie. Je me suis dirigé vers la sortie du métro et une fois dehors j’ai commencé à chercher le magasin d’alimentation. Il était 21h 10 et j’étais à la place de la Concorde. Aucun magasin n’était ouvert à cette heure-ci sur la place ni dans la rue de Rivoli le long du parc de Tuileries. L’attentat récent a fait fuir les touristes et Paris était presque comme une ville fantôme ce soir là. J’ai enfin trouvé un petit fast-food qui était en train de fermer son rideau de fer. J’ai supplié les restaurateurs de me vendre quelque chose à manger. Leur réponse était glaciale. « Non. On ferme. » J’ai répété ma demande comme un mendiant. Ils m’ont vendu une bouteille d’eau minérale au double du prix. J’ai couru par suite vers le métro pour retrouver le vieux monsieur musicien.
J’étais en train de sortir un sachet de madeleines de la machine d’une main, la bouteille d’eau dans l’autre main, sur le quai quand je fus soudainement surpris par la présence de quelqu’un juste à côté. C’était le vieux musicien. Il voulait me dire quelque chose mais il n’y arrivait pas. Je lui ai donné de quoi manger et j’ai saisi ses deux mains avec le sourire. Il disait quelque chose mais il n’était apparemment pas en état de s’exprimer facilement. N’ayant pas le moral ni aucune force physique, il semblait avoir été abandonné dans cet état depuis tellement longtemps qu’il en a perdu presque toute capacité de communication normale avec les autres. Il se mettait à peine debout en trébuchant. Il ne ressemblait plus à un être humain. Il avait perdu toute sa dignité humaine dans la misère. Nous étions à Paris dans le métro Tuileries. Nous étions au coeur de la civilisation qui se définissait par les trois mots de la devise républicaine : Liberté, Egalité, Fraternité. La société n’a pas évolué malgré toute cette conviction révolutionnaire. Ce ne sera pas la politique qui va la changer. J’ai salué plusieurs fois ce musicien en m’éloignant et en brandissant le bras vers le haut.
Je suis remonté dans le wagon du métro. J’étais dans un désespoir infini pour cet homme. J’ai entendu tout d’un coup une belle musique derrière moi. Le musicien était remonté dans le wagon en même temps que moi. Il était là à peine debout la bouteille d’eau minérale dans la poche gauche et le sachet de madeleines dans une autre poche. Il jouait une très belle musique de toutes ses forces, quelques fois coupée par manque de force. Et quelques instants après, avec un bruit très fort, il s’est effondré par terre. J’étais choqué. Je me demandais pourquoi il est monté dans le wagon et a joué sa trompette au lieu d’aller tranquillement dans un coin pour manger. Les gens l’ont fait sortir du wagon car il les dérangeait. Le wagon est reparti sans lui. J’étais resté presque paralysé dans un état de vide total. Serait-il fou? J’ai fait la charité pour quelqu’un qui n’était qu’un fou ivrogne?
J’ai compris la situation seulement quelques heures après quand je suis rentré chez moi. La conférence du prêtre a touché beaucoup de monde à l’église St Gervais et j’ai passé par suite un moment chaleureux avec mes amis dans un restaurant à côté. J’ai raconté l’histoire du vieux musicien sans avoir vraiment compris sa réaction. Quand je suis glissé dans mon lit, je me suis souvenu du sourire très fané qui était apparu juste un petit moment sur le visage du musicien quand j’ai salué de loin avant de monter dans le wagon. C’est à ce moment dans le noir aveugle que j’ai tout compris. Il a remonté dans le même wagon avec toute sa force et il a joué sa meilleure musique pour me remercier.
J’ai fermé mes yeux comme un aveugle. C’était Jésus qui jouait la trompette pour moi.
Eden, 22 novembre 2015
C’est une histoire belle, réelle, triste et émouvante à la fois. Heureusement cela se termine bien.
Deo gratias !
Cela se termine bien. Pas très sûr mais en tout cas Jésus était là. – Eden
Tu as raison. Disons que ça finit sur une note positive
Je suis très touchée par cette histoire. ça me rappelle un vieux monsieur qui jouait de l’harmonica dans une rue de York en Angleterre en 1981. Il avait un regard si triste et sa musique était si belle… Il y a des gens que l’on croise un instant et que l’on n’oublie jamais.